Bitterlemons, 15 février 2007

Trad. : Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant


Pour estimer la force des blogs dans le monde arabe, pensons un moment au hat trick (3 buts inscrits par le même joueur lors d’un match de foot) marqué par les blogs égyptiens :

1/ la révélation par des blogs d’agressions sexuelles contre des femmes au Caire, commises par des gangs lors d’une fête religieuse en octobre 2006. Les blogueurs ont imposé l’info aux médias qui en ont fait l’un de leurs titres, et des chaînes par satellite, elle est arrivée à l’agence Associated Press.

2/ La mise en détention en décembre 2006 d’un officier de police accusé d’avoir abusé sexuellement d’un prisonnier. Un mois plus tôt, des blogs égyptiens avaient fait circuler une vidéo montrant le prisonnier, Imad el-Kabir, les mains liées derrière le dos et pendu par les jambes, en train d’être sodomisé avec une matraque, alors que d’autres policiers lançaient des provocations.

3/ Le procès d’un blogueur de 22 ans, Abdoul-Karim Nabil, connu également sous le nom de Karim Amer, pour avoir posté sur son blog des articles critiques sur l’islam. Il est accusé, entre autres, d’insultes au président.

Quand les forces de sécurité du président Hosni Moubarak, au pouvoir depuis un quart de siècle, arrêtent et mettent en examen un blogueur, même la formule « David contre Goliath » ne parvient pas à rendre compte du phénomène. Alors, qu’y a-t-il chez les blogueurs pour que le régime se sente si menacé?

C’est la force de la jeunesse et sa nouvelle capacité à communiquer, après avoir été ignorée pendant des années. Al-Jazira et autres ont peut-être sonné le glas des médias d’Etat, mais ce n’était qu’un vieil homme qui en défiait un autre. Les blogueurs sont pour la plupart des jeunes et des exclus, et peu leur importe qui sonne le glas de qui. Un jeune Egyptien m’a dit qu’il avait créé son blog parce qu’il sentait qu’il allait exploser s’il ne racontait pas au monde ce qu’il ressentait.

En juin 2005, il y avait environ 280 blogs en Egypte. Fin 2006, ils étaient 1.000. Les blogs égyptiens ont été l’épicentre d’un petit tremblement de terre dont j’ai ressenti les effets en Orient début 2005. Les blogs bahreinis et saoudiens ont été ma première initiation, assez grisante, à l’agit-prop sur le Net. Les blogueurs ont été particulièrement gentils avec moi, à cause des six malheureuses années d’adolescente que j’avais passées à Jeddah. L’une, appelée tout simplement « Saudigirl », s’est sentie comme la version adulte de ma révolte adolescente.

Lors d’une conférence sur les médias arabes à Washington, en 2005, j’ai parlé de cette Saudigirl qui se décrivait comme « une jeune fille saoudienne non voilée, non conservatrice » qui n’avait jamais voté mais qui espérait un jour « entrer dans un isoloir en jeans, T-shirt et tongs afin que chacun puisse voir mes jolis doigts de pied quand je voterai pour la liberté. » Pendant un temps, j’ai perdu la trace de son blog. Un jour, par hasard, je l’ai recherchée sur Google pour voir ce qu’était devenue « Saudigirl ». Le choc : « elle » était un « il » depuis le début. Un cas de « travestissement rhétorique », confessait Ali K., l’homme qui avait inventé et fait vivre Alia K. Quel avatar doux-amer du jeu de genres de ces écrivaines d’antan, les George Sand, George Eliot et autres, qui avaient adopté des prénoms, personnages et garde-robes masculins pour briser les tabous ! Là, c’était un homme saoudien qui se présentait comme une femme.

D’après un article récent du Washington Post sur les blogs saoudiens, les femmes représentent aujourd’hui la moitié des blogueurs du royaume. Il y a environ 2.000 blogs en Arabie saoudite. « Saudigirl » a fait école dans la blogosphère saoudienne.

(…) Au Bahreïn, en 2005, lorsque les autorités ont arrêté trois modérateurs de forums Internet, les blogueurs ont lancé un appel en leur nom, posté les heures et les lieux de manifestations pour leur libération, et conçu un système d’alerte par couleurs pour signaler le degré de proximité de leur libération.

Cette tendance à la subversion, c’est le côté magnifique des blogs.

On ne peut parler des blogs et de leur efficacité sans se souvenir du pionnier de la cyber-dissidence Zouhair Yahyaoui, mort à 36 ans en mars 2005. En juillet 2001, il avait fondé le site web TUNeZINE sous le pseudonyme de « Ettounsi » (« le Tunisien » en arabe). Sur son webzine, il ne décrivait pas seulement la situation lamentable des droits de l’homme en Tunisie, mais postait aussi sur son site des déclarations de l’opposition.

Après son arrestation en 2002 dans un café Internet, il fut condamné à deux ans de prison, dont 16 mois effectués, pour « diffusion de fausses nouvelles » – un euphémisme policier pour parler de la vérité. Il n’est pas difficile d’imaginer que son décès prématuré a été précipité par la torture à laquelle il aura été soumis pendant ses interrogatoires.

Encore une fois, 1 homme + 1 site web = 1 dictateur très en colère.

Peu importe le nombre d’yeux et d’oreilles dont disposent les blogs, qui peut douter de la puissance de l’Internet?