En ce moment se déroule à Paris un festival du cinéma palestinien,
d’excellente qualité : des films très divers y sont présentés, des
réalisateurs sont présents.

Première surprise et première amertume : connaissant l’engouement français
pour la cause palestinienne, je m’attendais à de longues files d’attente,
à des salles combles, peut-être à des publics échauffés, militants. Mais
où sont passés ces milliers de personnes qui manifestent pour la Palestine
avec des slogans souvent réducteurs et simplistes, sinon carrément
outranciers ? Certaines séances de « Ford transit » se sont données pour
trois personnes ! ! ! Ce film a pourtant été primé au festival de Haïfa (à
moins que ce soit ça le problème : un festival israélien, pensez !). C’est
aussi un film en prise directe avec la complexité de la société
palestinienne d’aujourd’hui. Il semblerait donc que dés lors qu’il est
question de culture, de regards croisés, complexes, et non plus simplement
de crier « enfants d’Irak, enfants de Pa-les-tine », l’intérêt public se
délite sérieusement.

Cette impression de malaise s’est confirmée hier soir, lors de la
projection du film « Atash », de Tawfiq Abu Wael. Tawfiq est un arabe
israélien, un « Palestinien de 48 », un Palestinien d’Israël. Originaire
d’Umm el-Fahm, il a fait ses étude de cinéma à l’université de Tel-Aviv,
et il n’a visiblement aucun problème avec l’état hébreu, son pays. Il est
Palestinien, se déclare palestinien, de culture palestinienne. Il est
Israélien. Une large partie de l’équipe technique et artistique du film
est composée de Juifs israéliens -des camarades d’études, des gens avec
qui il partage des visions artistiques, etc. Le film est un chef d’oeuvre
incandescent, qui porte un conflit familial -l’impuissance du père, la
mort du père, la relation trouble entre un père et sa fille, la relation
douloureuse entre un père et son fils- à des hauteurs de tragédie grecque,
avec une force visuelle et sonore rare. Un très grand film donc, primé un
peu partout dans le monde, notamment à Cannes et en Israël, où il a été
ovationné au festival de Jérusalem.

Mais voilà : le public est décontenancé. Un film palestinien-israélien
sans méchants soldats-z’israéliens, sans check-points : impensable ! Alors
le débat avec le réalisateur, brillant jeune homme de 28 ans, prend une
tournure surréelle : la première question s’étonne de l’absence de
« l’occupation » dans le film, à part le passage d’un hélicoptère. Mais
quels check-points, quelle « occupation » voudriez-vous qu’il y eût ? Le
film se passe en Israël ! Il faut d’ailleurs 5 à 10 minutes au public pour
le comprendre : « Mais où c’est alors Umm el-Fahm ? En Cisjordanie ? » -ceci
après que Tawfiq air répété plusieurs fois que Umm el-Fahm était en
Israël, à l’ouest de la ligne verte, etc. Finalement, très décontenancé,
ayant épuisé les points de repère israéliens, il lâche : « pas loin de
Jénine et Tulkarm », et le public retrouve instantanément sa carte mentale
et son orientation, avec un soulagement perceptible… Etonnant, non ?

Le surréalisme en marche continue ensuite : Tawfiq essaie d’expliquer
qu’il a fait un film universel, qui pourrait aussi bien se dérouler à
Alger, en Iran ou ailleurs. Le public veut à toute force réinjecter des
métaphores politiques. Une femme se dit très gênée que le personnage du
père soit traité de façon si dure, « parce qu’il y a quand même beaucoup
d’Israéliens dans l’équipe technique », alors ça la met mal à l’aise qu’un
personnage palestinien soit vu de façon aussi sévère (je vous laisse peser
le racisme implicite de la remarque). Elle va jusqu’à voir dans la mort du
père une image d’Arafat ! A quoi le ralisateur répond, amusé : « If you
want it to be Arafat, OK, Chirac also if you want, whatever… ». Une autre
intervenante parle de son « privilège » de ne pas vivre dans les Territoires
pour pouvoir faire un film comme celui-ci. Bref tout au long du débat, le
réalisateur cherche à défendre sa vision artistique, personnelle, intime

 qui n’est pas déconnectée du contexte politique-, sa filiation avec
Bergman, sa culture particulière palestinienne et sa recherche d’universel
à travers cette culture, et le public cherche à le ramener sur le terrain
de la revendication politique élémentaire.

Un beau dialogue de sourds. Qui serait drôle si ce n’était pas tragique.
Car ce film qui a bouleversé la critique à tous les festivals, on n’arrive
pas à le distribuer. En Israël, par les effets conjugués du boom de la
vidéo et des pressions du Mouvement Islamique (dont Umm el-Fahm est le
centre politique), il n’y a plus de cinéma dans les villes arabes, et le
film ne peut être vu que dans le petit réseau des cinémathèques
israéliennes.

Distribution dans les pays arabes dont le film exalte la langue et la
culture : n’y pensez pas, voyons, c’est un film IS-RAE-LIEN ! Et au cours
une conversation devant le cinéma, Tawfiq Abu Wael nous apprend avec un
petit sourire désabusé qu’il a beaucoup de mal à le faire distribuer en
France, parce qu’il n’y a pas les stéréotypes attendus, les soldats, les
check-points… Vous voyez le tragique de cette ironie ? Un Palestinien,
même s’il est Israélien, doit être un « bon » Palestinien, bien rangé à sa
place de victime, à la place qui lui est assignée par
l’idéologie ambiante.

Mais j’ai un peu noirci le trait : au cours du débat, deux personnes sont
venues au secours de Tawfiq et se sont insurgées contre cette assignation.
Et le hasard ou l’ordre des choses a fait que l’un était un
franco-israélien, l’autre une militante pro-palestinienne. Deux personnes
d’horizons politiques et culturels différents, mais qui visiblement
connaissaient toutes deux la complexité de la situation, et se
retrouvaient sur la REALITE et non sur des fantasmes.

Oui, un Palestinien, un Israélien, un Palestinien-Israélien ont le droit
de parler d’autre chose que du conflit !

Ils ont aussi le droit d’en parler, bien sûr : il est nécessaire que des
films palestiniens parlent des check-points, de la vie sous l’occupation,
il est nécessaire que des films israéliens parlent des attentats, de la
peur. Mais il faut absolument s’interdire de les assigner à ce
« témoignage », à dire ce que l’on attend d’eux qu’ils disent.

Il en va de même pour les Juifs du monde entier, toujours sommés de
s’expliquer sur Israël, de condamner Israël, de défendre Israël, etc. ILs
ont le droit de parler d’Israël, de leur attachement ou non-attachement à
Israël, de leurs critiques ou de leur admiration. Ils ont aussi le droit
de garder cela pour eux. Ou de s’en foutre royalement. Ou d’avoir d’autres
préoccupations. De parler d’autre chose.

De même nous avons le droit d’être plus ou moins pro-israéliens, plus ou
moins pro-palestiniens. Mais nous n’avons pas le droit de nier l’autre
« camp », nous devons, même si notre coeur préfère l’un des deux côtés du
conflit, garder notre raison attentive aux aspirations légitimes de
l’autre peuple.

Et nous n’avons pas le droit d’enrôler de force Israéliens et Palestiniens
dans nos combats, de plaquer sur LEUR conflit nos aspirations et nos
rêves, de leur assigner la tâche de réaliser NOS utopies.

Et nous n’avons pas le droit d’avoir nos « bons » Juifs, nos « bons »
Israéliens -ou nos « bons » Palestiniens. Bien rangés comme il faut à leur
place dans NOS idéologies.

J’espère bien que dans dix ans le peuple palestinien aura un cinéma vivant

 avec des films politiques mais aussi des comédies, des tragédies, des
drames familiaux.

Si nous aimons Israël ou/et la Palestine, nous devons les aimer par et
pour leur REALITE, leur richesse, leur diversité culturelle et humaines.
Et non pour NOS fantasmes.

Si nous trouvons le courage de franchir ces check-points de l’assignation,
de la pensée idéologiquement fichée et figée, alors nous pourrons voir des
réalités complexes, en mouvement. Nous pourrons appréhender la diversité
de la société israélienne autrement qu’à travers les problèmes -réels- de
discrimination. Nous pourrons cesser d’assigner à la richesse de ce pays,
de ces deux pays, de ces deux peuples, les bornes étroites de notre
vision.

En attendant, il est urgent que le film de Tawfiq Abu Wael soit distribué.
Ou alors il ne fera plus de films. Ou bien, et c’est peut-être pire, il
renoncera à sa vision personnelle pour faire les films que l’on attend de
lui. Avec des check-points et de méchants soldats z’israéliens. Est-ce que
c’est vraiment cette liberté là que l’on lui souhaite, que l’on souhaite à
tous les Palestiens, Arabes israéliens, Juifs israéliens ?