«Comment se fait-il que l’excitation qui me prenait à l’approche des fêtes se soit muée en hystérie au centre commercial ? Pourtant, ce chaos lui-même ne saurait venir à bout de l’esprit de la fête », en l’occurrence l’Aïd al-Adha, qui tombait cette année le 7 novembre.

Par-delà l’actualité de cette chronique, et l’insistance du narrateur à passer outre les sujets d’énervement voire d’amertume, Sayed Kashua met le doigt sur l’intolérance aujourd’hui croissante en Israël vis-à-vis des minorités.

Quelques notations faites comme en passant pourraient n’être pas si fortuites : par exemple ce fragment de dialogue en hébreu pour le fils / arabe pour le père, à l’heure où le statut de langue officielle de l’arabe s’est vu menacé de destitution…

Le plus grave est peut-être la chape d’oubli (de négation ?) qui recouvre la vie et la culture des Arabes d’Israël dans tous ses aspects, une chape dépeinte par Kashua avec la légéreté de touche et l’humour doux-amer qui sont ses meilleures armes.]


Vendredi matin, j’ai emmené mon fils au Canyon Mal’ha [1]. La pluie, qui avait commencé à tomber sur Jérusalem la nuit précédente, allait faiblissant. C’était la dernière occasion d’achever nos emplettes avant de partir à Tira pour la Fête du Sacrifice, ce dimanche. « Mais je ne veux pas acheter de vêtements », protesta mon fils en hébreu depuis le siège arrière. « Tu le dois, répondis-je en arabe. C’est jour de fête, et tous les enfants seront vêtus de neuf. »

Les habits neufs font partie de la fête, il en a toujours été ainsi. On les désigne comme les “vêtements de fête”, et on s’attend à en avoir deux fois par an, pour l’Aïd al-Fitr et l’Aïd al-Adha [2]. Ils jouissent d’un statut spécial et les matin de fête, tels que je m’en souviens, nous étions si heureux, étincelants de propreté, avec des chaussures trop grandes d’une pointure ou deux, car les pieds des enfants grandissent d’un instant à l’autre. Vêtements neufs et ampoules au talon ont toujours accompagné l’allégresse des grandes fêtes. Qu’a donc mon fils à ne pas comprendre le sens de tout cela, et est-ce de ma faute ? Suis-je coupable d’avoir éloigné les enfants de l’ambiance qui règne à la veille des grandes fêtes musulmanes ? Je me demande parfois en mon for intérieur jusqu’à quel point cela va leur faire du mal, et si je leur cause du tort ou leur rends, au contraire, un immense service.

Les fêtes sont avant tout un moment de joie pour les enfants. Qu’a donc mon fils à ne pouvoir se réjouir de la fête proche et des nouveaux habits que je m’apprête à lui acheter de force ? « Tous tes cousins porteront des habits neufs », lui dis-je pour l’encourager, sachant bien combien il aime ses cousins et comme la perspective de chaque voyage à Tira l’enthousiasme. À défaut de la fête, du moins la rencontre avec les enfants le réjouira-t-elle un peu.

À peine arrivés aux abords du Canyon, j’ai commencé à me rendre compte de l’énormité de l’erreur commise en repoussant les achats à la dernière minute. Des files sans fin d’automobiles s’étiraient devant toutes les entrées. Il était clair que chercher à s’y garer si tôt un vendredi signifierait perdre un temps précieux. Je renonçai à me garer dans le centre commercial en faveur d’un parking géant devant le stade Teddy, tout proche, où je dus également faire plusieurs tours avant de trouver une place.

Je n’avais jamais vu pareille foule au Canyon, je n’avais jamais dû attendre pour passer les contrôles de sécurité à l’entrée comme en ce vendredi précédant l’Aïd al-Adha. « Le Canyon Mal’ha est arabe », telle était la phrase qui résonnait dans ma tête quand je parvins enfin à me glisser à l’intérieur avec mon fils. Des familles arabes se pressaient en masse, et il me parut évident que cette petite équipée allait tourner au vrai cauchemar. J’expédiai un SMS accusateur à ma femme pour ne pas m’avoir averti de ce à quoi je devais m’attendre.

« Je ne veux pas d’habits », protestait encore mon fils en entrant chez Zara. Je perdis mon peu de patience en atteignant le rayon enfants, lui criai presque « à ta guise », et déguerpis sans vêtements pour lui ni cadeaux pour les neveux. Au rayon enfants de Zara, on pouvait à peine bouger – hommes et femmes se battant littéralement pour les quelques pièces qui restaient en rayon. Une foule menaçante se bousculait violemment sans même un mot d’excuse.

« Tu te débrouilles ? me demanda ma femme au téléphone après avoir reçu mon message.
– Si je me débrouille ? Je bouillais de colère. Tu sais ce qui se passe, ici ? Ça suffit, je rentre à la maison. Au diable la fête !
– C’est peut-être parce que c’est Zara, dit-elle, les Arabes aiment Zara. »

On dirait que les Arabes aiment vraiment Zara. L’endroit était suffocant et mon seul désir était de courir jusqu’à la maison. Je saisis la main de mon fils, de toute façon il ne voulait pas de vêtements, et je l’entraînai hors du magasin.

J’ignore ce qui s’est passé à l’instant où j’ai repéré cette mère arabe coiffée d’un foulard, son mari se hâtant derrière elle avec trois jeunes enfants. Qui sait ce qu’il y avait dans le regard de ces enfants montant à l’assaut de Zara. Des regards qui changèrent mon humeur d’un coup. Ravalant mes larmes, j’observai en souriant une petite fille fascinée par des robes à fleurs, et je sus que la fête avait commencé. Je regardai alors mon fils d’un autre œil, ce qui le fit aussitôt changer d’expression, et parvins tant bien que mal à articuler : « Vois comme c’est beau. C’est la fête ! »

Le Canyon était toujours aussi bondé, éreintant, des relents désagréables nous montaient par moments aux narines, mais moi et mon fils nous frayâmes un chemin entre les boutiques avec un large sourire, souhaitant bonne fête aux gens que nous heurtions du coude et des épaules, et prîmes notre temps pour choisir les vêtements appropriés à la fête.

« C’est sans espoir », me dit d’un air acerbe une femme juive cherchant son salut dans la fuite hors d’une boutique de chaussures de sport. « C’est impossible avec la pagaille qu’ils mettent, pourquoi est-ce qu’on ne nous prévient pas à l’avance, au Canyon ? »

Pourtant, ces mots eux-mêmes ne suffirent pas à me troubler. En quelque sorte, que le Canyon ne signale pas les deux fêtes musulmanes ne me blessait pas. Il n’y a pas d’animations pour occuper les enfants comme au moment des fêtes juives ? C’est dans l’ordre des choses. Il n’y a ni paquets cadeaux ni corbeilles de fruits ou de confiseries ? C’est dans l’ordre des choses, on en achètera à Tira. Il n’y a pas de promotions pour les fêtes ? C’est dans l’ordre des choses.

Lors de cette fête, le Canyon nous appartient, et il se réjouit à sa façon. Il se réjouit aussi quand une mère dit à son fils, dans la boutique de jouets, que c’est trop cher, et qu’elle ne peut pas ; il se réjouit quand les vendeuses impatientées font la grimace ; il se réjouit en lisant dans les regards lancés par les jeunes vendeurs derrière leurs comptoirs : « Quand ce cauchemar va-t-il enfin finir ? »

Nous avons acheté des vêtements, des chaussures, et mon fils a pris tout le temps du monde pour choisir dans la boutique de jouets des cadeaux qui feraient plaisir à chacun des cousins.

La pluie tombait sur le trajet de retour à la voiture et je me penchai pour reboutonner le manteau de mon fils. Quand nos regards se croisèrent, il sourit et me dit : « Joyeuse fête ! »

– Tu veux courir sous la pluie ? ai-je demandé.
– Je vais te battre », répliqua-t-il en prenant son élan.


NOTES

[1] “Canyon“ est le terme hébreu pour “centre commercial”. Le canyon Mal’ha est le plus grand de l’agglomération hiérosélymite.

[2] L’Aïd al-Fitr, dit “Petit Aïd” au Maghreb, marque la fin du Ramadan ; tandis que l’Aïd al-Adha ou Aïd el-Kébir (Fête du Mouton – également dite Fête du Sacrifice), commémore le non-sacrifice par Abraham de son fils, un bélier se substituant à Israël dans la tradition judéo-chrétienne / à Ismaël dans la tradition musulmane.