L’eau au Proche Orient – instrument de paix ou détonateur de conflits ?

Compte rendu effectué par Ivan Jorge Bartolucci (ingénieur agronome) et Yankel Fijalkow (géographe)

Le triangle de la soif

L’eau est un problème permanent et critique au Proche Orient. À l’exception de la Turquie et du Liban, cette région est en déficit hydrologique permanent, avec des précipitations annuelles de moitié plus basses qu’en Europe. Le régime des pluies est torrentiel et irrégulier ; la plupart des eaux de pluie se perdent dans la mer ou coulent vers les déserts. L’évaporation dépasse largement le volume des précipitations, entraînant un déficit hygrométrique. Ces conditions sévères sont pourtant inégalement réparties dans l’espace. Quelques chiffres illustrent la différence de richesse hydrologique dont disposent les riverains du Jourdain, selon qu’ils se trouvent en amont ou en aval du bassin. Se trouvant en amont du Jourdain et au carrefour de l’Euphrate et du Tigre, la Syrie possède une Réserve Potentielle Optimale (RPO) – quantité de précipitation annuelle draînée par les fleuves ou infiltrée dans les nappes et pouvant être exploitée sans dommages hydrologiques – de 16.5 milliards m3/an. En revanche, en aval du bassin du Jourdain, la RPO de la Cisjordanie (Israel + Palestine) n’est que de 1.8 milliards m3/an, tandis que la RPO de la Transjordanie (Royaume de Jordanie) est à peine que de 0.9 milliards m3/an. Ces trois pays – Palestine, Israël, Jordanie – n’ont que le Jourdain, fleuve au maigre débit, pour s’alimenter en eau sous un climat semi désertique ou désertique.
Entre les riverains du Jourdain on constate d’énormes écarts dans la quantité d’eau disponible par habitant et par an: 2500 m3/an/hab pour la Syrie ; 180-200 m3/an/hab, pour la Cisjordanie (Palestine et Israël) ; 200 m3/an/hab pour la Transjordanie (Jordanie). Pour ces trois derniers pays, on est loin des 350 à 400 m3/an/hab préconisés par l’ONU pour garantir une vie sure et relativement confortable. La Palestine, Israël et la Jordanie font partie de ce qu’on pourrait appeler le triangle de la soif.
Ce panorama s’assombrit encore lorsqu’on considère la démographie. La croissance naturelle de la population est de 3,8%/an en Jordanie, de 3,6% en Palestine et de 2,7% en Israël. Or, une croissance annuelle de 4% fait doubler la population en 18-20 ans. Le déficit hydrologique deviendra critique dans le triangle de la soif au cours des 25 ans à venir.
Mais il y a pire encore ; l’amélioration du niveau de vie se traduit par une plus grande demande d’eau, même à population constante. Ces calculs ne tiennent pas compte des probables effets de désertification par réchauffement planétaire ; la situation réelle sera peut être encore pire. Cette région se voit donc confrontée à un deséquilibre hydrique structurel grave : une demande d’eau croissant en flèche, face à une constance de la quantité d’eau disponible (RPO).
Le résultat est malheureusement inévitable – les disponibilités en eau par habitant ne peuvent que diminuer. En conséquence, la pression sur les ressources hydriques augmente constamment, menant à une surexploitation des réserves annuelles entraînant la salinisation des nappes phréatiques, peut-être de façon irréversible! On en arriverait à un point critique si rien n’était fait dans les années à venir, d’une manière énergique et concertée. L’ombre d’un conflit armé pour l’appropriation de l’eau douce plane dès lors dans certaines têtes ; et pourtant…

La guerre de l’eau n’aura pas lieu

Cependant, la situation hydrologique est si complexe et intriquée qu’un conflit armé pour la résoudre serait un non-sens. Les bassins versants ignorent les frontières politiques. La Syrie se voit accusée par la Jordanie d’avoir dévié 200.000 m3/an de ses eaux. Et si d’aventure la Syrie s’avisait de dévier les sources du Jourdain, elle aurait la réaction immédiate de la Palestine, d’Israël et de la Jordanie, pays en aval de ce fleuve. D’autre part, les mêmes nappes phréatiques sont communes, à la Cisjordanie, à la Palestine et à Israël. Le tracé du mur de séparation entre ces deux peuples n’affecte pas la situation hydrologique palestinienne. Les fondations de ce mur – dont la légitimité a été mise en question – ne dépassent pas le mètre ou un peu plus de profondeur, alors que les nappes phréatiques se trouvent à plus de 100 mètres. Quant à la bande de Gaza, elle n’est pas hydrologiquement connectée au bassin versant du Jourdain ; ses problèmes hydrologiques, très graves, sont communs à la plaine côtière partagée par l’Egypte, la Palestine et Israël. Au Proche Orient, les pays arabes n’ont pas pu trouver un terrain d’entente dans le domaine de l’eau ; ils ne se font pourtant pas la guerre. Une guerre de l’eau contre Israël serait également impensable car, dans le triangle de la soif, les intérêts hydrologiques des adversaires d’aujourd’hui sont objectivement solidaires. Bref, les pays du triangle de la soif sont condamnés, à terme, à s’entendre durablement pour la gestion commune des eaux.

L’urgence des solutions

Les spécialistes craignent une irréversibilité par paliers des effets secondaires de la surexploitation des eaux dans cette région. Une exploitation excessive dans un point quelconque du bassin du Jourdain produira une dépression générale du niveau des eaux douces, avec pour conséquence la salinisation des nappes phréatiques. Ce phénomène est principalement dû au fait que de bassin gît sur un « lac » fossile d’eau saumâtre à grande pression, qui s’étend sous les aires voisines du Rift du Jourdain et sous des zones géologiquement connectées. Cette saumure des profondeurs ne demande qu’un affaiblissement de la nappe d’eau douce perchée en dessus d’elle, pour remonter et saliniser le tout. La salinisation par l’abus d’une année ne pourrait pas être résorbée avec un régime d’austérité hydraulique les années suivantes.

L’imbroglio juridique

Aucun des pays traversés par les fleuves du Proche Orient ne peut disposer en propre des eaux fluviales qui traversent son territoire, puisque ces bassins sont partagés par plusieurs pays. Chacun dépend de la bienveillance des autres riverains, ce qui n’est pas toujours le cas. Ainsi, la Turquie a procédé à la construction d’un grand barrage sur le fleuve Euphrate, au grand dam de la Syrie et de l’Irak. La Syrie a tenté de dévier les sources du Jourdain, ce qui a provoqué un conflit grave avec Israël. L’Égypte a construit le barrage d’Assouan sur le Nil, ce qui produit un malaise dans les pays en amont de ce bassin.

Or, la législation internationale n’est pas assez précise en matière de droits de partage des eaux fluviales. Deux écoles juridiques s’affrontent : celle qui soutient le droit des pays en amont d’un bassin versant, et celle qui défend la priorité des pays se trouvant en aval. L’agence internationale de l’eau n’a pas pu trancher dans la matière, laissant ainsi un flou juridique dans le droit international. D’autre part, le principe généralement accepté du droit de préséance, qui reconnaît une priorité au pays qui utilise depuis des décennies une ressource commune donnée, favorise Israël dans le bassin du Jourdain, parce que ce pays a développé une agriculture intensive et un réseau d’eau depuis cinq décennies. Les problèmes soulevés par chaque cas particulier rendent la question de l’eau inextricable. Une solution de droit international suivant un principe unique n’est pas encore en vue, et chaque cas particulier doit être soumis à des négociations.

A présent, la distribution des eaux drainées par le bassin versant du fleuve Jourdain suit, dans ces grandes lignes, les principes édictés en 1953-55. Cet accord est dit de Johnston, du nom de l’hydrologue américain qui a jeté les bases des Lettres d’intention passées entre le gouvernement américain et les pays du bassin. Cet accord n’a jamais été signé, mais il est effectif sur le terrain. Cependant, toutes les parties concernées par l’accord ont excédé largement les débits qui leur avaient été alloués, alors que les ressources hydriques n’ont pas augmenté. D’ailleurs, la situation politique a changé et la demande d’eau a augmenté sensiblement. Une solution d’ensemble s’impose donc. Toutefois, la révision du schéma de Johnston ne mènerait nulle part. Si l’on procédait à une réallocation des quote-parts par pays, cette modification des accords de Johnston ne ferait qu’accroître les tensions politiques et le mécontentement, sans résoudre le problème de fond. Il est évident que le Proche Orient a besoin d’une augmentation radicale de ses disponibilités en eau. Pour faire face à ce défi, il faudra entreprendre la désalinisation massive des eaux salines, notamment de celles des profondeurs, moins salées que l’eau de mer. L’importation d’eau douce de pays distants sera aussi nécessaire (pipe-lines ?). Ces solutions ne supposent pas seulement des accords politiques, mais encore des modifications sociales et économiques dans les pays riverains.

En conclusion

Si la situation hydrologique est complexe dans cette région, elle peut pourtant être clairement saisie dès qu’on l’aborde d’un point de vue à la fois scientifique, technique et juridique. Dans le domaine de l’eau, la politique (et les religions) devraient être mises en sourdine, pour que des techniciens idoines des pays concernés s’accordent sur un régime d’exploitation hydrologiquement prudent, humainement efficace et écologiquement valable dans le long terme. Ce régime, une fois accordé par les instances techniques des pays du triangle de la soif, devrait s’imposer à leurs responsables politiques respectifs comme une contrainte technique incontournable. Il en va de la survie de ces pays.
Une Autorité inter-pays devrait alors gérer les eaux du bassin versant du Jourdain, en introduisant les notions de prix de revient de l’eau et de seuil d’exploitation maximum tolérable (RPO).

Questions – Réponses

En fin de conférence, M Rosenthal a répondu à diverses questions du public. Nous résumons les réponses à quelques-unes des questions qui nous ont paru les plus intéressantes.

Accords de Genève

Ils se remettent aux principes accordés dans les accords d’Oslo. Cette solution est la bonne, car elle laisse libre le champ de discussion aux techniciens pour qu’ils arrivent à un accord global sur la gestion du bassin versant du Jourdain et des autres ressources hydriques de la Palestine et d’Israël. Accord qui doit être fondé sur les connaissances scientifiques et techniques dont on dispose, plutôt que sur des principes politiques.

Mer Morte

Une baisse de 25 mètres du niveau de la mer a été constatée. Cela n’entraîne pas la salinisation des nappes phréatiques de la région mais seulement des conséquences sur les écosystèmes terrestres autour de cette dépression salée. Les responsabilités sont partagées par les deux états riverains, Israël et la Jordanie, puisque tous deux ont dévié des eaux fluviales pour les destiner à leurs populations. Pourtant, une augmentation du niveau de la mer serait écologiquement souhaitable. Il existe un projet techniquement viable, de siphonner l’eau de la Mer Rouge se trouvant 400 mètres plus haut, pour alimenter la Mer Morte tout en produisant de l’énergie hydroélectrique au passage (projet « Red-Dead »). Cette énergie serait destinée à la désalinisation des eaux profondes ou de la mer. Ce projet est bloqué pour des raisons politiques. La paix avec la Palestine pourrait permettre de le dégeler.

Mur de séparation

Ce mur correspond, entre autres, à la protection des colonies juives implantées en territoire palestinien. Or, celles-ci sont alimentées directement par le réseau national israélien. M Rosenthal a signalé qu’il n’y a pas de forages dans ces colonies, pour la plupart établies sur des collines, car ce serait trop coûteux. En démantelant ces colonies, il semble évident qu’Israël procédera à la « fermeture du robinet », à moins qu’un accord avec la Palestine n’établisse le contraire. Cette eau potabilisée par Israël a un coût.

Bande de Gaza

A Gaza le problème de l’eau est une catastrophe hydrologique, dont les solutions techniques ne sont pas évidentes. Sa RPO n’est que d’environ 700 millions de m3 d’eau par an, alors que la population extrait actuellement environ le double, entraînant ainsi une salinisation rapide des nappes phréatiques. Les conséquences de cette surexploitation par les Palestiniens sont : une entrée latérale des eaux salées de la Méditerranée et une remontée des eaux saumâtres profondes. La croissance démographique galopante dans la bande de Gaza ne fera qu’intensifier le problème de surexploitation des nappes phréatiques. Or, ces nappes d’eau douce sont communes à la Palestine (Gaza), à Israël et à l’Égypte. Les dégâts par salinisation de cette surexploitation aura des effets néfastes dans toute la région côtière. Pour arrêter ce désastre et approvisionner en eau la population de Gaza, une dérivation des eaux du Nil serait techniquement possible. Il semblerait que l’Égypte n’accepterait pas d’envisager cette solution. Peut-être la paix entre la Palestine et Israël produira-t-elle un changement d’attitude chez les Égyptiens.

Le coût de l’eau désalinisée

La désalinisation massive de l’eau de mer et des nappes saumâtres profondes est une solution techniquement faisable. Une batterie d’usines de désalinisation pourrait apporter le supplément en eau potable dont le triangle de la soif a dramatiquement et rapidement besoin. Seulement, cette eau coûtera très cher. Le prix de revient actuel de l’eau désalinisée est d’environ 0,40 euros/m3. Même l’agriculture intensive et performante d’Israël ne peut acheter l’eau d’irrigation qu’à un prix quatre fois moins cher, de 0,10 euros le m3. L’eau désalinisée ne pourra donc pas approvisionner l’agriculture dans le triangle de la soif. Il faudra alors penser à recycler systématiquement toutes les eaux d’égoût, pour les employer dans l’agriculture. L’eau potable resterait un « luxe » destiné à désaltérer les humains. Ce schéma sera imposé par les circonstances dans pas plus de deux décennies.

Le plateau du Golan

L’actuelle occupation du Golan ne modifie en rien le positionnement du problème de l’eau dans le bassin du Jourdain. Cette petite région de hauts plateaux est d’une très faible influence sur la dynamique de ce bassin versant.