Le samedi 14 juillet, s’est tenue à Tel-Aviv une manifestation en deux cortèges regroupant un peu moins de 10 000 personnes. D’autres rassemblements se sont également déroulés à Jérusalem et Haïfa avec une participation de beaucoup inférieure. Il y a tout juste un an, près d’un million de personnes s’unissaient pour témoigner de leur “ras le bol” face à la vie chère et aux inégalités sociale, exigeant « justice pour tous ! » et que les choses changent « maintenant ! »

Ze’ev Sternhell, dont les analyses politiques sont bien connues, relève dans cet article – publié quelques jours avant une manifestation marquée par une tentative d’immolation par le feu – ce qui, à ses yeux, constitue une lacune rédhibitoire de ce mouvement des classes moyennes : rester auto-centré et se refuser à établir les connexions qui s’imposent avec d’autres problématiques, d’autres populations laissées pour compte et victimes, elles-aussi, du modèle de développement présentement choisi par ce nouvel Israël.


Les deux dernières grandes manifestations qui se sont récemment déroulées en Israël [1] étaient certes différentes, mais elles partageaient cette même illusion que la vie en Israël peut continuer comme si nous vivions sur une autre planète, lointaine et coupée du reste de l’univers. En fait, il est commode pour la plupart des Israéliens d’occulter le fait que toutes les faiblesses de notre société s’imbriquent réciproquement. Si son exigence est de « justice sociale » [2] – c’est-à-dire de justice pour lui-même – le peuple doit comprendre qu’il ne l’obtiendra qu’autant qu’elle profitera à tous sans exception.

Ce n’est pas un hasard si notre société coloniale [dans les Territoires, NdT] et néo-conservatrice [à l’intérieur d’Israël, NdT] est l’une des plus inégalitaires d’Occident, juste après les États-Unis. Nul hasard non plus dans le fait que les manifestants ne se soient pas rangés sous la bannière : « Justice pour tous ! » Justice et égalité sont des valeurs universelles et ceux qui se sont rassemblés sur l’esplanade du musée de Tel-Aviv ne portent pas tous intérêt à ces valeurs. Pour nombre d’entre eux, l’Union des étudiants en particulier, une justice parcellaire se résumant en l’obtention de prêts à faibles taux, en la construction de logements destinés à la location, en l’instauration d’une journée d’étude plus longue [3] et en l’octroi de bourses pour les étudiants, une telle justice donc serait parfaitement conciliable avec la poursuite de la discrimination ethnique [à l’encontre des Juifs d’Éthiopie ou d’autres, NdT] et la négation brutale des droits fondamentaux de ceux qui ne sont pas juifs, comme avec la perpétuation d’un régime colonial violent dans les Territoires.

En fait, contrairement au sens commun, le centre-gauche israélien n’est en rien social-démocrate. La social-démocratie représente la synthèse de ce qu’il y a de meilleur dans le socialisme et dans le libéralisme – aux contenus moraux et intellectuels incontestables et qui voient en l’homme le but ultime de l’action de la société et de l’État. En ce sens, la social-démocratie ne saurait admettre la négation des droits des individus quels qu’ils soient : à savoir, en ce qui nous concerne, les citoyens israéliens non juifs, les immigrés non citoyens, la population sous occupation dans les Territoires. De ceux-ci, le centre-gauche israélien ne se préoccupe guère et, en conséquence, il ne mérite aucunement le badge de social-démocrate. Il s’agit là en premier lieu, bien sûr du Parti travailliste.

Ce parti, tel que la députée Shelly Yah’imovitch qui le conduit en définit les objectifs, n’est guère plus qu’un parti social-national proche des conceptions politiques du Likoud. Même la poursuite de l’occupation au détriment et sur le compte de l’État-providence ne le préoccupe pas. L’argument de sa chef de file quant à la nécessité de mettre un terme à l’opposition stérile entre droite et gauche politiques, pour se concentrer sur le combat social, est une falsification de l’essence de la social-démocratie et sert ouvertement les objectifs de la droite. Plus encore, il faut être incroyablement imperméable à ce qui se passe pour imaginer que la question des rapports sociaux pervertis qui prévalent en Israël puisse trouver sa solution dans la conscription des ultra-orthodoxes et la participation des Arabes israéliens à un service civil.

La vérité est que la lutte pour que les Juifs orthodoxes accomplissent un service militaire n’a pas de sens ; de même que l’imposition d’un service civil aux Arabes israéliens n’est que poudre aux yeux. En contrepartie d’un soutien plus que généreux de l’État, les ultra-orthodoxes devraient en priorité suivre une formation professionnelle adaptée aux besoins d’emploi d’une société moderne, à commencer par l’étude des mathématiques, des sciences, de l’anglais, de l’histoire. Ce n’est qu’après – et encore – qu’ils pourront apprendre la topographie et comment se repérer la nuit à l’aide des étoiles et d’une carte, ou encore comment procéder à l’arrestation d’un suspect.

Quant aux Arabes israéliens, que ceux qui aspirent à leur intégration mettent fin à l’occupation et investissent dans leur société et ses infrastructures. Ils feront alors l’armée comme tout un chacun, car ils comprendront ce que les autres ont déjà saisi depuis longtemps : l’armée
est, sans conteste, le moyen de promotion sociale accélérée le plusa efficace.

Au final, le véritable combat doit se mener simultanément contre l’occupation, qui assèche la société israélienne de ses contenus moraux et porte atteinte au niveau de vie de ceux qui sont à la périphérie [4], et contre le néo-conservatisme et la culture de l’économie de marché.

On ne peut dissocier les deux faces de ce qui constitue une seule et même réalité.


NOTES

[1] Il s’agit des récentes manifestations liées d’une part aux revendications sociales contre la vie chère, la pénurie de logements accessibles… et d’autre part à la participation des Juifs ultra-orthodoxes à l’effort de défense nationale. En effet, les jeunes qui étudient dans les écoles religieuses (yeshivoth) sont exemptés du service militaire.

Voir : [->http://www.france24.com/fr/20120713-israel-rouvre-debat-service-militaire-civil-loi-tal-ultra-orthodoxes-armee-tsahal]

[2] Le slogan récurrent de ces manifestations.

[3]. Il s’agit de la revendication d’allonger la journée scolaire pour alléger les frais de garde des enfants et lutter contre les inégalités entre ceux qui peuvent financer pendant ce temps libre des activités extra-scolaires et ceux qui ne peuvent se le permettre.

[4] Nous dirions ici les “cités”, ou les “banlieues”… En Israël les “villes de développement” successives où se sont vues envoyées l’une après l’autre les vagues de nouveaux immigrants.