«Yiroushalaïm shel zahav, véshel né’hosheth véshel or – Jérusalem d’or, de cuivre et de lumière», le refrain sonne familier à nos oreilles; mais la ville, unie et déchirée depuis 1967, s’est chaque fois plus teintée de rouge.

Comme Gershom Gorenberg l’écrivait ici en juillet dernier, «Juifs et Palestiniens zigzaguent fréquemment entre les lignes de fracture politiques de la cité. Mais, avec Nétanyahu pour jeter de l’huile sur le feu, et les émeutiers juifs qui prennent des Palestiniens pour cibles, les dissensions se sont exacerbées.» [T.A.]


Ma ville se délite. Parfois, Jérusalem se déchire si fort qu’on peut l’entendre à des pâtés de maisons à la ronde. Parfois, on l’entend même lors de conversations tranquilles.

Un ami m’a appris qu’une de ses collègues, une jeune femme palestinienne de Jérusalem-Est, avait cessé de venir au travail après les funérailles d’Eyal Yifrah, Gilad Shaar et Naftali Fraenkel [1], et le meurtre de Mohammad Abu Khdeir [2]. Elle porte foulard et vêtements traditionnels. Pour prendre le bus, elle doit traverser un quartier juif. Et, fort logiquement, elle avait peur.

Mon fils m’appelle après une journée de classe à l’Université hébraïque. Une de ses camarades lui a dit qu’elle pensait être en sécurité en prenant le bus pour le Mont Scopus, dans la mesure où la plupart des passagers sont des étudiants, mais que ses parents ne le lui permettraient pas. Une autre étudiante de Jérusalem-Est rapporte avoir cessé d’emprunter tant le tram que les bus des compagnies juives; début juillet, son mari a été attaqué par une bande d’émeutiers juifs sur le seuil de sa boutique, rue de Jaffa [3], et secouru par la police. Il a eu de la chance, c’était l’après-midi des funérailles et la cité manquait de policiers.

C’est ce même après-midi que ma fille a appelé pour m’annoncer qu’elle avait du mal à rentrer à la maison depuis une des banlieues à l’ouest de Jérusalem. Tout d’abord, son bus n’avait pu pénétrer dans la ville à cause de la foule sur la route. Quand elle parvint finalement à la gare routière et traversa la rue pour prendre le tram, il ne roulait pas. Elle se mit donc en marche vers le bas de la cité pour attraper un bus. Elle entendait dans ses écouteurs, venant de la radio, la retransmission des funérailles ; et, venant de bandes d’adolescents qui la dépassaient en courant sur la rue de Jaffa, des appels à la vengeance. Certains avaient apporté des autocollants proclamant que «Kahana avait raison» [4] pour les coller sur les lampadaires. Depuis le marché de Ma’hané Yéhudah lui parvenait la rumeur d’une rixe; la police se battait contre des émeutiers qui voulaient s’en prendre à des ouvriers palestiniens. Ma fille parlait d’une voix atone, encore sous le choc.

Je ne suis pas candide. Je sais que les slogans officiels quant à une Jérusalem unie ne sont que désinformation; que les secteurs palestiniens forment le premier cercle de l’occupation; que la plupart des habitants juifs de la ville se sentiraient aussi perdus à trois pâtés de maisons de la rue Salah ad-Din [5], dans la partie orientale de Jérusalem, qu’à Jénine, en Cisjordanie, et y éprouveraient la même peur; que les plans d’urbanisation sont faits pour disjoindre les quartiers palestiniens plutôt que pour répondre aux besoins de développement de la cité. Je sais où se trouve la frontière invisible, même si le gouvernement lui-même s’est si bien appliqué à l’oublier qu’il a situé par erreur la zone industrielle du Mont Scopus [6] «de l’autre côté de la Ligne verte».

La Ligne verte passe à 370 mètres à l’est de chez moi, dans le sud de Jérusalem. Sans me faire d’illusions, j’aime à vivre près d’une frontière immatérielle qui constitue aussi le point de rencontre entre Israël et la Palestine. Quand je dors en d’autres villes, le silence règne avant l’aube au moment où devrait s’élever l’appel du muezzin. La moitié de Jérusalem est sous occupation, mais Juifs et Palestiniens se rencontrent au travail, chez le médecin, dans les magasins, au zoo. Le samedi après-midi, des familles juives et palestiniennes flânent sur la promenade traversant ce qui fut autrefois la zone démilitarisée. À Tel-Aviv, les gens peuvent décrire ainsi la solution à deux États: «Ils seront là, et nous là.» À Jérusalem, diviser la souveraineté dans la ville est le meilleur des mauvais plans pour une solution juste; et garder la ville ouverte est le meilleur des bons plans au quotidien.

Samedi dernier, dans l’après-midi, j’ai vu la promenade quasiment vide. Peut-être le jeûne du Ramadan et la récente sonnerie d’une sirène étaient-ils seuls en cause. Mais je ne pense pas que ce soit tout.

La ville part en lambeaux.

Vous pouvez à bon droit en faire porter la responsabilité aux ravisseurs d’Eyal Yifrah, Gilad Shaar et Naftali Fraenkel, qui avaient pour but de déclencher l’escalade et n’y ont que trop bien réussi. Vous pouvez en accuser les jeunes en colère de la rue de Jaffa. Mais leur fureur est canalisée par des politicien(ne)s élégamment vêtu(e)s – non seulement la députée Ayelet Shaked, qui appelait il y a peu sur sa page Facebook à la guerre contre tous les Palestiniens, les mères comme leurs fils – mais aussi le Premier ministre Benyamin Nétanyahu. C’est Nétanyahu qui répondit à la découverte du corps des jeunes gens enlevés en citant hors contexte un vers de Bialik [7], le faisant résonner comme un appel à la vengeance.

C’est Nétanyahu qui commença par user de cette ruse, prétendre que le meurtre de Mohammad Abu Khdeir pourrait ne pas relever d’un acte terroriste. C’est Nétanyahu qui décrivit les manifestants de Jérusalem-Est comme profitant de l’assistance sociale sans respecter les lois du pays – comme si la partie orientale de la ville était peuplée d’immigrants ingrats.

L’ironie veut que les politicien(ne)s qui lancent des phrases mythiques sur une Jérusalem politiquement unifiée ne semblent pas savoir grand-chose de la véritable Jérusalem, désordonnée et belle, où les vies zigzaguent entre les lignes de fracture politiques; et moins encore se soucier de la façon dont leurs propos ont contribué à la déchirer.

NOTES

[1] Il s’agit des trois jeunes étudiants de yeshiva enlevés en juin dernier au Goush Etsion, alors qu’ils faisaient du stop pour rentrer chez eux. La tentative d’appel au secours de l’un d’eux semble avoir précipité leur assassinat, que l’on peut quasiment entendre en direct sur les enregistrements de la police… L’espoir de les retrouver vivants fut cependant attisé par les autorités pendant des semaines, jusqu’à la découverte finale de leurs corps. Les recherches suscitèrent des arrestations en masse en Cisjordanie, et mirent en Israël en ébullition – menant à des funérailles sans précédent.

[2] Et échauffant les têtes d’extrémistes décervelés qui, à titre de représailles, enlevèrent derechef dans son quartier à l’est de la ville le jeune Mohammad Abu Khdeir, qui périt brûlé vif à l’ouest, en forêt de Jérusalem.

[3] Re’hov Yaffo, la rue de Jaffa, part de l’entrée ouest de Jérusalem, dans le prolongement de la route menant autrefois au port de Jaffa (et aujourd’hui à Tel Aviv-Jaffa); immédiatement sur sa gauche se trouve la gare centrale d’autobus et un peu plus loin sur sa droite le Ma’hané Yéhudah, le marché de la ville. Devenue depuis la mise en place du tramway une longue voie piétonne, elle arrive en centre ville où son intersection avec quelques rues principales nord-sud forme le célèbre triangle dit Kikar Zion, la place de Sion. Passant devant la mairie et poursuivant sa course vers l’est, elle arrive bientôt aux abords de la Vieille Ville et des quartiers orientaux, et mène le long de la muraille sud à la porte du même nom, Shâr Yaffo.

[4] Le rabbin américain Meir Kahane (Kahana en hébreu) s’installa en Israël et se fit élire à la Knesseth en 1984 sur un programme d’annexion des territoires occupés – accompagné, pour résoudre d’éventuels problèmes démographiques, du transfert massif hors du pays des populations palestiniennes, citoyens arabes d’Israël compris. Exclu de la Knesseth, et son parti (Kakh) interdit pour racisme, il repartit aux États-Unis où il fut assassiné quelques années plus tard.

[5] Le Druze Salah ad-Din, ou Saladin (qui bouta au XIIe siècle les Croisés hors de Jérusalem), donne son nom à la principale artère de Jérusalem-Est, qui part vers le nord depuis Shâr Shrem (Naplouse), également dite porte de Damas. Le quartier des consulats et plusieurs hôtels et restaurants réputés (dont le célèbre American Colony) se trouvent à peu de distance à pied.

[6] Inaugurée sur le Mont Scopus aux côtés de l’hôpital Hadassah en 1925, l’Université hébraïque compta Gershon Scholem et Martin Buber parmi ses premiers enseignants. La guerre d’Indépendance en fit une enclave israélienne dans un territoire tombé aux mains de la Jordanie. L’Université se réfugia pour l’essentiel sur le campus de Guivat Ram, à proximité de l’actuelle Knesseth, avant de retrouver ses aîtres dans la seconde moitié des années soixante-dix. Seules les disciplines scientifiques et la Bibliothèque nationale sont restées à Guivat Ram, la faculté de médecine à Hadassah-Ein Kerem et l’agronomie à Réhovoth, dans le sud du pays. En tout état de cause, la souveraineté d’Israël sur le Mont Scopus, jamais conquis par la Légion arabe, n’a été discutée ni par les instances internationales ni, a fortiori, par quelque gouvernement israélien que ce fut… Jusqu’au lapsus ici évoqué!

[7] Qualifiant les ravisseurs d’animaux, le Premier ministre enchaîna sur une citation du poète Haïm Na’hman Bialik: «La vengeance pour le sang d’un petit enfant, Satan ne l’a pas encore créée.» Apparemment, d’aucuns ont pris Nétanyahu au mot, et accompli ce que le diable n’avait su inventer…

* Toutes les notes sont de la traductrice.