Interview du Grand-Rabbin Gilles Bernheim, diffusé le 11/02/05 sur Judaïques-FM 94.8. Propos recueillis par Claudine Korall et Charlie Szlakmann.

Transcription de l’interview

LPM : Nous avons ce matin un invité de marque, le grand rabbin Gilles Bernheim. Monsieur le grand rabbin, êtes-vous d’accord avec le constat suivant : il y a une montée de la violence verbale et physique dans certaines franges du monde juif religieux?

GB : Ecoutez, c’est une crainte, et gardons d’abord présente à l’esprit la situation d’Israël. On ne peut pas oublier que dans l’histoire biblique, c’est à la génération qui a suivi celle du roi Salomon, bâtisseur du Temple, que le pays s’est divisé en deux, qu’il y a eu un schisme, deux royautés, et que plus jamais il n’y a eu d’unité politique dans ce pays. C’est une chose qu’on ne doit pas oublier aujourd’hui, parce que, si près de la création de l’Etat d’Israël, il y a des hommes qui ne cachent pas leur volonté de se séparer du peuple juif si certaines terres étaient rendues aux Palestiniens. Cette crainte doit nous habiter, et ce que nous devons toujours rappeler autour de nous, c’est l’unité du peuple juif, l’unité de la terre et l’amour du peuple d’Israël.

LPM : n’est-il pas temps, justement, d’expliquer qu’unité ne signifie pas monolithisme, car ceux dont parlez invoquent eux aussi l’unité, mais cette unité semble bien monolithique…

GB : L’unité de la terre n’a de sens dans le Talmud que lorsqu’il y a unité du peuple sur sa terre. Autrement dit, donner la priorité à la terre au risque de diviser le peuple, est non seulement inimaginable, mais inqualifiable. Il ne faut pas se le cacher, ce risque existe, et nous devons tout faire, par notre parole, nos écrits et l’éducation, que nous transmettons autour de nous, pour prévenir ce risque de scission au sein du peuple juif.

LPM : comment expliquez-vous l’apparition, ou la réapparition de ces courants radicaux au sein du peuple juif?

GB : On peut le comprendre d’abord par le fait que l’idéologie dominante de ceux qui parlent ou agissent de la sorte est liée à l’idée qu’ils se font des paroles ou des écrits du deuxième rav (rabbin) Kook (fils d’Avraham Yitzhak Hacohen Kook), Tzvi Yehouda Kook, mort dans les années 80, qui avait vécu la deuxième guerre mondiale dans des conditions intérieures, affectives et psychologiques, très difficiles, et qui craignait inlassablement, parce que les Etats n’avaient pas protégé les Juifs pendant la Shoah, que cela puisse se répéter. Il n’a pas eu confiance, et peut-être n’a-t-il pas eu complètement tort, en la protection que les Etats, les Nations, pourraient apporter au peuple juif et à Israël. Et il est vrai qu’indépendamment des questions de sainteté de la terre, dont il est tant question dans les écrits, il y a ce manque de confiance envers les autres peuples et cette crainte que l’Histoire finisse mail.

LPM : Certes, mais pourquoi ce manque de confiance envers les autres peuples se traduit-il par un manque de confiance envers les dirigeants démocratiquement élus d’Israël, ou envers les partisans du compromis territorial?

GB : Parce qu’ils vous diront qu’on a bien vu comment les démocraties se sont comportées à l’époque d’Hitler, qu’elles ont cédé sur l’essentiel, que les démocraties, justement au nom de la liberté de penser, donnent à ceux qui veulent tout détruire le droit d’être les chefs et de détruire cette démocratie, donc, ils craignent que les démocraties ne se suicident.

LPM : Dans ce qui se passe en Israël en ce moment, on remarque que certains leaders qualifient les Israéliens qui ne sont pas d’accord avec leur refus du désengagement d' »Israéliens », en opposition à « Juifs », afin de préserver l’unité du peuple juif en extrayant certains juifs de ce domaine juif. N’y a-t-il pas un problème de respect de la démocratie, et peut-on dire qu’ils trouvent dans les sources des justifications pour ne pas être démocratiques?

GB : A la première partie de votre question, vous apportez déjà la réponse. Il suffit, là encore, de se souvenir qu’à l’époque du schisme biblique, à la génération qui a suivi celle du roi Salomon, l’un des royaumes s’est appelé « royaume d’Israël ». On a donc à l’époque introduit les mots « Judéen » et « Israël » précisément pour différencier des catégories de Juifs. Et l’on retrouve cette même tentation aujourd’hui dans la différenciation des noms.
Sur la question de trouver ou non des références, je pourrais vous dire que les références sont un petit peu partout, et que lorsqu’on a une opinion, on trouve toujours dans les textes de quoi la conforter. Mais on peut aussi conforter l’opinion contraire. Sur le fond, il y a aujourd’hui un très gros risque de division, et je pense que la tâche du religieux… n’oubliez jamais que le mot « religion » en français vient des mots « relire » et « relier », et que si la relecture des textes anciens n’a pas pour but de créer un lien social, mais de diviser et donc de différencier, voire d’exclure, alors nous ne sommes plus dans le domaine du religieux, mais du politique.

LPM : Estimez-vous qu’un rabbin puisse dicter à ses fidèles une position politique sur la question des territoires au nom de la halakha?

GB : Non, non et non!

LPM : Dans ce cas, comment se comporter face à cette parole?

GB : Une parole, c’est fait pour être entendu et pour y répondre. Lorsque des hommes se méfient du processus démocratique, voire lorsqu’ils récusent, à certains moments de leur histoire, les potentialités dont la démocratie est porteuse, alors il est vrai que les mots n’ont plus beaucoup d’importance. Parler, c’est bien gentil, mais si celui qui est en face de vous ne vous écoute plus, qu’allez-vous faire de toutes ces paroles que vous lui adressez? C’est comme lorsque vous avez en face de vous quelqu’un dont le regard plane au-dessus de vous, et regarde une ligne d’horizon très éloignée, très en arrière de vous, et que vous sentez bien qu’il n’est pas nécessaire de continuer à parler. Ceci étant, il faut toujours parler, mais j’ajouterai qu’il faut aussi écrire, laisser des traces, pour qu’on ne puisse pas être suspecté ensuite de passivité, voire de déclin.

LPM : A ce propos, nous avons lu dans Ha’aretz une interview du rabbin Yoel Bin-Noun, un homme atypique, colon mais extrêmement modéré, qui prêche le compromis. Il y a déclaré que la droite religieuse des colonies n’avait pas fait son examen de conscience suite à l’assassinat de Rabin. Quel est votre sentiment par rapport à cette mouvance israélienne et au monde juif religieux en France?

GB : Sur le registre d’Israël; je ne peux pas répondre comme le rav Bin Noun, tout simplement parce que je n’en ai pas la compétence, et que je ne connais pas la société israélienne comme lui la connaît, parce que je n’y vis pas. Mais j’ajouterai néanmoins ceci : à l’époque où Rabin a été assassiné, ce que je me suis dit, la manière dont je me suis traduit l’acte qu’était le meurtre de Rabin, était qu’il marquait en quelque sorte la fin du sionisme, une première fin du sionisme. Le sionisme, ne l’oublions pas, c’est d’abord la possibilité pour tous les Juifs de vivre sur la terre. A partir du moment où l’on assassine, où l’on exclut des Juifs de cette terre, c’est bien parce qu’on considère que tous les Juifs n’ont pas leur place sur cette terre. C’est un constat d’échec du sionisme, et j’espère qu’on ne sera pas appelé à repenser à ce constat d’échec dans les semaines, les mois ou les années qui viennent.

LPM : quel est le message que vous souhaiteriez délivrer en tant que Grand rabbin, en tant que leader spirituel, à la communauté juive de France, concernant les perspectives inquiétantes que vous avez décrites?

GB : Simplement ceci : la tâche d’un rabbin, c’est une banalité que de le dire, c’est de préserver l’unité de son peuple et de la communauté. Il est vrai que cela ne veut pas dire grand chose, car cela n’oblige pas à grand-chose. Par contre, préserver l’unité autour d’une parole, d’un comportement et d’une manière de penser, qu’est-ce que cela veut dire? D’abord que la tradition d’Israël, la Bible, le Talmud, le Midrach, fasse sens pour ceux qui ne croient pas en Dieu et en la religion. « Fasse sens », c’est-à-dire que lorsqu’un rabbin parle, il puisse être entendu, que cela donne à réfléchir aussi bien au Juif pratiquant qu’à celui qui n’est pas croyant. C’est peut-être à cette aune-là qu’on mesure l’importance d’un discours religieux. Si un discours religieux s’adresse à certaines personnes, et qu’il n’est pas audible par d’autres, alors nous ne sommes plus dans le lien social mais dans le particularisme. Ce qui fait la grandeur d’une religion, d’une pensée juives, ce qui fait la grandeur d’un rabbin, ce n’est pas son titre, mais sa capacité, non pas de conviction, mais de donner à penser à ceux qui ne croient pas en lui ou en cette tradition.

LPM : Ce sera le mot de la fin. Nous avons bien compris qu’il s’agit là d’un plaidoyer ardent en faveur du dialogue, du pluralisme et de la démocratie. Merci beaucoup, Grand rabbin Bernheim.