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Ha’aretz, 25 novembre 2005

Trad. : Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant


L’été dernier, au plus haut du combat contre le retrait de Gaza, un homme en orange, couleur des opposants au désengagement, tombait sur un jeune homme aux cheveux longs, à la barbe soigneusement taillée, portant le costume d’avocat, et qui se dirigeait vers le tribunal de Beer Sheva. L’homme en orange passa beaucoup de temps à tenter de persuader l’autre de signer une pétition contre la « déportation de Juifs ». L’avocat se révéla difficile à convaincre. Après une longue discussion sur les aspects politiques et moraux du désengagement, il se présenta au militant de droite : « mon nom est Anouar al-Hajaji, et je viens d’un village bédouin non reconnu« .

Comme l’explique al-Hajaji aujourd’hui, « il était important pour moi de lui montrer qu’un Arabe n’est pas un animal qui se trouve marcher sur deux pattes« . Personne ne sait mieux que lui la force des stéréotypes. Il y a quelques années, lui et son épouse avaient acheté un appartement dans un immeuble neuf de Beer Sheva. Une famille ultra orthodoxe, avec quantité d’enfants, s’installa sur le même palier. « J’ai dit à ma femme que c’était fini, que notre argent était parti en fumée« , se souvient-il avec un sourire. Mais cela ne s’est pas produit. Au contraire : « depuis lors, ils servent régulièrement de baby sitters à nos jumeaux« .

Al-Hajaji dit que sans l’atelier, il doute fort qu’il aurait pris le temps d’écouter l’homme en orange devant le tribunal. L’ « atelier » est un cours pour modérateurs dans les groupes de résolution des conflits, cours offert par deux ONG qui promeuvent la coexistence et le dialogue, AJIK, une organisation bédouine, et Kolot Haneguev (Voix du Néguev).

Ahlama Peretz, femme d’Amir Peretz, le nouveau président du Parti travailliste, a fréquenté l’atelier en même temps qu’Anouar al-Hajaji. Ils se sont rencontrés 30 fois pendant l’année universitaire passée, sept habitants de Sderot et sept Bédouins de la région. Ils sont toujours en contact. Elle se souvient d’Al-Hajaji partageant avec les autres membres du groupe son expérience près du tribunal. « Le colon était lui aussi exposé à ‘l’autre‘ », dit Ahlama Peretz. « Qui sait, peut-être a-t-il trouvé que les Arabes étaient des gens comme lui, et qu’ils étaient même prêts à prêter attention à ses soucis« .

Elle-même n’a pas eu besoin d’un atelier pour faire cette découverte. Ahlama Peretz raconte qu’elle a fait connaissance avec la minorité arabe en Israël bien avant d’avoir rencontré son mari. Le sentiment de l’égalité des êtres humains s’est formé chez elle pratiquement dès sa naissance : « Mes parents habitaient près de l’hôpital Wolfson à Holon, entre les vergers, les oliveraies et les maisons des Arabes qui n’avaient pas fui lors de la guerre d’Indépendance. Je buvais le lait de la chèvre de notre voisin Abou-Ali, dont le fils venait de temps en temps rallumer notre calorifère lorsqu’il s’éteignait le shabbat « .

Au début des années 80, quand Amir Peretz était maire de Sderot, une ville qui penchait plutôt à droite, le couple invitait régulièrement chez lui des élèves de Taïbeh [ville arabe du « Triangle », majoritairement peuplé d’Arabes], invités du lycée local. Ahlama Peretz raconte que beaucoup d’habitants de Sderot n’étaient pas ravis de cette alliance nouvelle entre enfants juifs du Néguev et enfants arabes du Triangle. Elle a aussi participé avec son mari au mouvement « Shemesh » (« soleil » en hébreu, mais aussi acronyme de « shkhenim medabrim shalom », qui signifie « des voisins parlent de paix »). « Nous nous sommes liés à des gens du secteur de l’éducation et des médias de la bande de Gaza, avec lesquels nous avons monté plusieurs projets communs impliquant des groupes d’adultes et d’enfants. Nous les accueillions ici, et ils nous accueillaient là-bas« .

Cette attitude positive et optimiste à l’égard des Arabes est naturelle dans la famille Peretz. Ahlama raconte que sa belle-sœur, Dalia Peretz, est directrice d’une école bilingue de Katamon, un quartier défavorisé de Jérusalem, où les enfants juifs, chrétiens et musulmans célèbrent les fêtes liées aux trois religions. S’inspirant de son expérience de l’atelier, Ahlama Peretz a récemment pris l’initiative de rencontres similaires au Collège du Néguev de Sapir, un centre de préparation pré-universitaire, où elle est sous-directrice. Les modérateurs fonctionnent en couples (un Juif et un Arabe) après avoir suivi l’atelier AJIK-Kolot Haneguev.

De la part d’Ahlama Peretz, la participation à cet atelier ne correspond pas à une démarche de recherche d’identité. « J’ai toujours vécu en paix avec mon identité« , explique-t-elle. « Si Amir a réussi à atteindre les sommets et que cela renforce la fierté des membres de la communauté séfarade, je considère cela comme une valeur ajoutée« . C’est le désir de connaître l’Autre et de le respecter qui l’a attirée vers ces rencontres avec des Bédouins. Par-dessus tout, elle a été sensible à la situation des femmes bédouines du groupe qui, « bien qu’elles soient cultivées, sûres d’elles-mêmes et qu’elles réussissent, balancent entre une tradition parfois opposée à leur conception du monde et leur propre manière de vivre. Elles ont un grand besoin de légitimation « .

« C’est la polarisation de notre société qui m’a poussée à me poser la question de savoir s’il était possible de trouver ce qui sépare et différencie les différents groupes humains, et les communs dénominateurs qui les unissent. J’ai voulu savoir si je pouvais contribuer en quoi que ce soit à une tentative de médiation entre eux« . De sa série de rencontres, la révélation la plus intéressante qu’elle en a retirée, dit-elle, est que « les Juifs et les Arabes, les ashkénazes et les séfarades, les femmes et les hommes, tous vivent dans le cercle vicieux de la peur de l’Autre. Pour tous, la peur de l’Autre est la même. Et soudain, les participants se sont rendu compte que la personne qui depuis des années était décrite comme un ennemi n’avait pas moins peur d’eux qu’ils n’avaient peur d’elle. Le partage de cette révélation, ainsi que la volonté de bâtir des ponts, a aidé tout le monde à désamorcer la peur« .

La coordinatrice des ateliers, la kibboutznik Sharon Leshem-Zinger, a également modéré des groupes de rencontre entre habitants des colonies du Goush Katif et membres de la gauche politique. Elle envisage d’organiser d’autres rencontres, entre d’autres groupes sociaux opposés. Elle se souvient avec précision de la première rencontre entre les Juifs de Sderot et les Arabes des villages bédouins, et de la manière dont chaque côté échangeait des histoires de discrimination sur des bases ethniques, nationales ou sexuelles. Au cours des sessions qui ont suivi, chaque participant devait décrire un incident où il (ou elle) avait provoqué chez quelqu’un d’autre le sentiment d’être victime de discrimination. Roukiya Marzouk Abou-Rakiyak, qui modérait cet atelier, se souvient avec fierté du sentiment d’intimité créé dans le groupe. Elle a l’impression que chacun des participants a réussi à regarder à l’intérieur de lui-même et à y trouver les éléments avec lesquels il a du mal à vivre.

Née dans le village d’Arara, Roukya Marzouk Abou-Rakiyak est diplômée de l’université Bar-Ilan et mariée à un Bédouin du Néguev. Elle croit que ce genre de rencontres directes peut permettre à la société juive israélienne d’entrer en contact avec ce qu’elle nomme les Arabes israéliens « transparents ». Elle espère qu’à partir de là, le chemin à faire pour se rapprocher de la société palestinienne des territoires sera un peu plus court. Elle explique que les participants à l’atelier s’asseyent en cercle parce qu’ainsi, tout le monde est sur un pied d’égalité, et que personne ne sait où le lien commence et où il finit.

Motti Gigi, né à Sderot, est le directeur de Kolot Haneguev et a modéré avec Roukya le dernier atelier. Il remarque que le discours ethnique dans le groupe a marginalisé le discours nationaliste. « Les Arabes ont commencé à s’identifier avec les séfarades et avec les injustices qui leur avaient été faites par la société ashkénaze« . Grâce à l’atelier, lui-même est arrivé à comprendre son  » côté arabe en tant qu’Israélien d’origine marocaine« , et il est tombé amoureux de sa nouvelle identité : « j’ai senti qu’à l’intérieur de moi, une barrière psychologique tombait. Tout d’un coup, j’ai découvert que je comprenais l’arabe palestinien, et plus seulement l’arabe marocain. Tous les séfarades du groupe se sont rendu compte qu’il est possible d’être fier de son identité séfarade« .

Anouar al-Hajaji, le jeune avocat bédouin, dit qu’il n’est pas venu à l’atelier pour demander aux Juifs de s’identifier à lui. Tout ce qu’il voulait, c’était que les membres juifs du groupe, dont la plupart rencontraient des Arabes de près pour la première fois, commencent à remarquer son existence. « Je vis ici« , dit-il, « et tout ce que je veux, c’est faire partie de la solution et non du problème« .