Ha’aretz, 2 juin 2007

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Trad. : Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant


Quelques jours après la guerre des Six jours, le général Ariel Sharon me demanda de venir le voir à son bureau. Sharon, qui avait commandé une division, était déjà considéré comme l’un des héros de la guerre. Sa nomination à ce poste s’était faite dans l’urgence. La guerre terminée, il avait repris ses fonctions normales, à la tête du département entraînement au sein de l’état-major.

Sharon eut une requête très surprenante : « Je voudrais vous demander de ne plus critiquer le Premier ministre Levi Eshkol », me dit-il. J’exprimai mon grand étonnement. Comment se faisait-il que lui, entre tous, qui avaient tant critiqué Levi Eshkol, m’adresse pareille demande?

Sharon répondit franchement : « Comprenez-moi, en particulier en ce moment, après la victoire, il est souhaitable qu’Israël ait un premier ministre faible. Il sera alors possible de transférer très vite des camps d’entraînement et des manoeuvres de Tsahal en Cisjordanie. Ce sera mon rôle, et c’est de cela que je vais m’occuper à la tête du département entraînement. Un premier ministre faible n’osera pas s’opposer à ce genre de mesure. Mais il ne doit pas être trop faible, sinon, il risquerait d’être renversé. »

Pour la première fois, Sharon révélait là son plan sur les territoires, ainsi que son mode opératoire : soin et sophistication. Un an environ avant cette scène, Sharon avait été promu par le chef d’état-major Itzhak Rabin au grade de général. Sharon ne croyait pas aux qualités de dirigeant de Levi Eshkol. Pour celles de Moshé Dayan, le nouveau chef d’état-major, c’était différent. Mais peut-être savait-il que Dayan ne serait pas favorable à son plan de transférer dans les territoires occupés des bases d’entraînement de Tsahal.

Pendant les années qui allaient suivre, Sharon allait avoir affaire à un autre premier ministre faible : Menahem Begin faisait aveuglément confiance à Sharon. Quand il devint évident que Begin comptait nommer Sharon au poste de ministre de la défense, le général Rafael Vardi contacta Begin. Vardi souhaitait protester contre cette nomination, car il avait vu Sharon appeler des soldats à désobéir aux ordres d’évacuation de colons. Begin ne donna pas suite et Vardi démissionna.

Au final, ce fut Begin, en tant que premier ministre, qui causa le renvoi de Sharon du ministère de la défense, à la fin de le première guerre du Liban, suivant les recommandations de la commission Kahane sur le massacre commis par les phalangistes chrétiens dans les camps de réfugiés de Sabra et Chatila.

A peu près à la même époque, Sharon me rapporta une conversation, ou plutôt une dispute, entre les généraux de l’état-major et Levi Eshkol à la veille de la guerre des Six jours. Eshkol rendait visite à l’état-major, accompagné de certains ministres. Plusieurs officiers de haut rang firent pression sur Eshkol : ne pas retarder la décision de partir en guerre. Et Sharon était l’un de ceux qui vociféraient le plus. Eshkol, comme nous le savons tous, décida d’attendre encore.

« Pouvez-vous imaginer qu’il y a eu une possibilité de révolte des militaires contre le gouvernement? », raconte Sharon sur un ton ironique. « Par exemple, nous aurions pu demander un peu de temps pour nous consulter entre nous. Les officiers auraient quitté la pièce où se trouvaient Eshkol et quelques-uns de ses ministres. Il n’y avait pas grand-chose à faire. Nous aurions pu les enfermer et partir avec la clé. Nous aurions pris les décisions appropriées, et personne n’aurait su que les événements auraient été le résultat de décisions prises par les généraux. » Ces remarques de Sharon étaient faites sur un ton facétieux, et il ne faut pas les prendre pour une confirmation de la théorie émise après la guerre selon laquelle il existait des plans de putsch militaire.

Autre conversation notable avec Sharon pendant cette période : après l’occupation de la Cisjordanie, j’étais arrivé au pont Allenby, sur le Jourdain. Le pont avait été détruit et les barres de soutènement en fer étaient dans l’eau. Des gens qui avaient fui leurs villes et leurs villages grimpaient sur ces barres pour tenter de rejoindre le côté jordanien.

Sur la rive du fleuve, je remarquai une jeune femme avec deux petits enfants. Les trois étaient en pleurs. La femme dit qu’elle venait d’un village de Cisjordanie et fuyait sa maison. Elle voulait traverser le Jourdain et rejoindre son mari qui était resté en Jordanie, mais elle n’y arrivait pas, car elle craignait que les enfants ne tombent à l’eau et se noient. Je tentai de la convaincre de rester. Je lui dis qu’en Jordanie, elle deviendrait une réfugiée et qu’elle ne pourrait jamais revenir. On pouvait supposer que son mari trouverait un moyen de rentrer à la maison, lui dis-je.

La femme refusait et continuait à pleurer. Je persuadai alors deux Palestiniens qui allaient grimper sur les barres de fer de prendre chacun un enfant dans ses bras. Ha’aretz publia cette histoire, et Sharon s’en plaignit : « Il ne faut pas susciter de compassion pour eux, c’est de leur faute. »