Le chapô de La Paix Maintenant

Pour la plupart des Israéliens, mieux vaut un pouvoir colonial qu’affronter l’ire des colons, «et les couches défavorisées sacrifient de bon gré leurs intérêts économiques sur l’autel de la suprématie nationale juive.» Une réalité à laquelle «le parti Travailliste refuse de se colleter, de peur de perdre la moitié de ceux qui le soutiennent», analyse ici Ze’ev Sternhell.

Rien de surprenant, donc, à ce que ce même parti se soit rebaptisé sur les fonts électoraux “Mouvement sioniste”, oblitérant sans ciller son passé socialiste, d’un rose déjà bien affadi.

L’article de Ze’ev Sternhell

Le problème fondamental de la société israélienne réside dans le fait que la première phase de la guerre d’Indépendance ne s’est achevée qu’en 1966, avec la levée du gouvernement militaire [1]. La deuxième phase s’est ouverte aussitôt après, en juin 1967.

Du couvre-feu à Taïbeh à l’administration militaire de Naplouse [2] la transition se fit en douceur pour Israël. L’état d’urgence connu par les Israéliens durant les deux premières décennies après l’Indépendance a empêché la proclamation d’une constitution et forgé de détestables habitudes de gouvernement.

Rétrospectivement, on peut se demander si nos dirigeants entendaient, peut-être inconsciemment, forger un sentiment d’infériorité en seconde nature des vaincus. De là à occuper les Territoires, la transition se fit tout naturellement. Le passage à un régime permanent d’occupation allait dès lors de soi.

Après la modeste libéralisation opérée par le Premier ministre Lévi Eshkol en 1963, alors que le temps de la conquête du territoire semblait achevé, la guerre des Six-Jours survint; elle scella le sort des tentatives faites pour tempérer un nationalisme conquérant et passer graduellement à une situation permettant aux particularismes ethniques de coexister avec les principes universels de la démocratie.

S’il est vrai que le sionisme du mouvement travailliste n’était guère moins radical que celui des révisionnistes, et que le culte des droits historiquement acquis lui était naturel fût-ce sans les deux rives du Jourdain, une chance demeurait tout de même qu’il reconnaisse que les objectifs ultimes du sionisme s’étaient accomplis au sein des frontières existantes. Mais cette étincelle de normalisation elle-même se vit éradiquée par la grande victoire de 1967.

Il reste que, tout du long, la suprématie des fins nationales sur tout autre objectif ne fut jamais mise en doute. Après 1967, l’élite socio-politique de la gauche bénéficia de dix années au pouvoir, pendant lesquelles elle aurait pu solder l’occupation, mais tout ce qu’elle trouva à proposer fut le plan délirant du trio Yigal Allon / Moshé Dayan / Shimon Pérès – dont le principe était une large annexion de territoires dans le cadre d’un partage de la Cisjordanie entre Israël et la Jordanie. Dayan eut une idée plus “originale” encore: les Palestiniens vivraient sous domination israélienne en tant que citoyens jordaniens et auraient droit de vote à Amman.

C’est pourquoi, à moins que l’actuelle direction du centre-gauche ne traverse un profond bouleversement intellectuel et conceptuel, la question de savoir qui sera au gouvernement n’a pas d’importance véritable. Pour la majorité de l’opinion, un pouvoir colonial est préférable à la confrontation avec les colons, et les couches défavorisées sacrifient de bon gré leurs intérêts économiques sur l’autel de la suprématie nationale juive. Telle est la réalité, et le parti travailliste refuse de s’y colleter de peur de perdre la moitié de ceux qui le soutiennent.

Aussi toutes les proclamations à propos de 2 États valent-elles pets de lapin sans l’authentique volonté politique de se retirer de la grande majorité des territoires occupés. Même si le parti travailliste avait gagné six sièges supplémentaires aux dépens de Yaïr Lapid, remplacé le Likoud au pouvoir et monté une coalition avec Moshé Kahlon et les Craignants-Dieu [3], il y aurait des différences de style et nulle épée ne serait suspendue sur la tête de la Cour suprême – mais quant à la question vitale de l’occupation, rien n’aurait vraiment changé.

Le problème plonge au plus profond de la société israélienne: après bientôt un demi-siècle de domination dans les Territoires, la plupart des Israéliens voient le pouvoir colonial comme allant de soi, et la négation des droits des Palestiniens comme faisant partie de l’ordre naturel des choses.

La ségrégation dans les bus fut un intéressant test symbolique renvoyant l’image de la réalité: l’Israélien moyen ne se révoltera contre l’apartheid que le jour où il ne pourra plus faire d’export-import avec l’Europe et devra attendre trois mois la délivrance d’un visa de touriste pour Paris.

NOTES

[1] Régissant la vie et les déplacements des citoyens arabes de l’État. [NdlT]

[2] Toutes deux en Cisjordanie. [NdlT]

[3] Avec le centre-droit et les mouvements ultra-religieux pas forcément nationalistes, voire anti-sionistes, tels certains groupes de H’assidim implantés de longue date à Jérusalem dans le quartier des Cent-Portes, Méah-Shéârim. [NdlT]