[->http://www.haaretz.com/hasen/spages/548261.html]

Ha’aretz, 6 mars 2005

Trad. : Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant


La procureure Talia Sasson, qui est en train de terminer son rapport sur les
avant-postes en Cisjordanie, a la réputation d’être professionnelle et minutieuse. Il est donc probable qu’elle soit tombée sur une copie d’un courrier très sec envoyé au printemps 1997 par le procureur général de l’époque, Elyakim Rubinstein, aux généraux Uri Shoham, responsable des enquêtes au sein de l’armée, et Uzi Dayan, commandant du front centre. C’était du temps du gouvernement Netanyahou. Rubinstein avertissait les officiers des « incidents de plus en plus nombreux où des terres de Judée et de Samarie sont envahies par la construction de routes et de structures diverses ».

Talia Sasson a probablement reçu aussi la copie d’une lettre de Rubinstein, datant de l’hiver 1998, où il se plaint du fait que, non seulement rien n’a été fait depuis son dernier courrier, mais que la situation avait empiré. Trois mois plus tard, il avertissait Uzi Dayan des violations continuelles de la loi, et exigeait qu’il agisse immédiatement pour évacuer les colons squatters. Rubinstein écrivait que si le phénomène devenait permanent, il permettrait aux colons d’invoquer l’immunité due au statut des « limitations », qui rendrait impossible la destruction des structures bâties. Les colons feraient ainsi fi de la loi ». Les contrevenants devaient donc être évacués manu militari, quand leur invasion était encore « fraîche », écrivait-il.

Tous les avant-postes illégaux ont commencé par un gros camion tirant une
caravane sur les routes de Cisjordanie. Un examen du modus operandi des
squatters a sûrement conduit la procureure Sasson à se poser la question clé : qui, pendant toutes ces années, a donné l’ordre aux officiers de l’armée, qui contrôlait totalement le secteur, de permettre à des centaines de semi-remorques de parvenir sans encombre à leurs destinations? En août 1999, le conseiller juridique de l’Administration civile de Tsahal, Shlomo Politis, écrivait à Moshe Yaalon, alors commandant du front centre. Politis affirmait que, pour ce qui concernait les avant-postes, l’un des bras des autorités ignorait ce que l’autre faisait. Il citait des cas où des colons, qui avaient reçu l’ordre de démolir des bâtiments illégaux, avaient également reçu des permis de placer des structures mobiles sur ces mêmes emplacements. Les permis étaient signés par l’officier de l’Administration civile chargé des infrastructures.

Le grand vol de terres en Cisjordanie

Cet officier se nommait Yair Blumenthal. Cette semaine, six ans après la lettre de Politis, Blumenthal était arrêté, soupçonné de trafic de terres à grande échelle avec un employé du Fonds National Juif. Blumenthal aurait approuvé des transactions immobilières tout en sachant que les signatures des propriétaires palestiniens « vendeurs » étaient des faux. La police soupçonne Blumenthal d’avoir touché des pots-de-vin pour avoir donné son autorisation aux transactions. Eliezer Elhar, commandant en chef de la police pour la Judée Samarie : « J’ai plus que l’impression qu’il s’agit d’une affaire criminelle mélangée à une bonne dose d’idéologie ».

Ce n’est pas la première fois que des officiers de Tsahal dans les territoires, la plupart du temps colons eux-mêmes, sont soupçonnés de poursuivre des intérêts personnels tout en servant l’Etat. Par exemple, à la fin des années 90, 10 des 29 stations essence dans les territoires fonctionnaient sans autorisation, et six n’avaient pas de contrat avec leurs propriétaires. Les propriétaires de 18 stations essence n’ont payé aucune franchise pendant plusieurs années. Des colons officiers sont également soupçonnés d’être mêlés à des opérations illégales concernant des carrières de pierre en Cisjordanie, et de vendre la pierre sur le marché libre.

Talia Sasson ne se limitera probablement pas à du menu fretin comme Yair
Blumenthal. D’après un rapport du Contrôleur de l’Etat (équivalent de notre Cour des comptes, ndt) en 2003, de par la nature « sensible » de l’addition de structures mobiles aux avant-postes, il fut décidé que chacune devrait recevoir l’autorisation par le collaborateur du ministre de la défense chargé des colonies. Le Contrôleur découvrit qu’en 2002, Yossi Vardi, alors collaborateur du ministre de la défense Benjamin Ben-Eliezer, avait autorisé l’apport de structures mobiles avant même que le statut juridique de la terre en question n’ait été déterminé. Il l’avait fait sans l’accord de l’Administration civile, nécessaire selon les règles en vigueur. Si Blumenthal parle à la police, il pourrait en dire beaucoup sur le rôle, passif ou actif, joué par des ministres et des généraux dans l’organisation du grand vol de terres dans les territoires.
Vardi a affirmé au Contrôleur de l’Etat avoir agi sur les instructions du ministre de la défense. Ben-Eliezer, quant à lui, a dit ne pas s’être occupé spécifiquement des cas cités dans le rapport, mais avoir seulement défini une politique consistant à ne pas autoriser des actes contrevenant aux règles.

Ben-Eliezer et son collaborateur ne sont pas des exceptions. Durant la deuxième moitié des années 90, et en particulier sous l’administration Netanyahou, des colons ont bâti illégalement, envahi des terres et construit des routes sur environ 200 sites. Ces méthodes ont continué sous Barak et sous Sharon. D’après le Contrôleur de l’Etat, le nouveau collaborateur du ministre de la défense Shaul Mofaz, Ron Shechner, qui habite la colonie de Yatir, a autorisé le financement de « composants de sécurité », nom de code pour des routes, de l’éclairage, des moyens de transport, etc., pour des colonies dont le statut juridique était flou. En clair : pour des avant-postes illégaux. Shechner a dit au Contrôleur de l’Etat que « la politique du commandement central [était] d’assurer la sécurité des Juifs habitant dans des colonies dont le statut est en voie de régularisation ». Peu satisfait de la réponse, le Contrôleur ordonna au commandement central d’arrêter d’utiliser des fonds publics pour financer des activités sur des terres dont l’usage n’a pas été
autorisé ou juridiquement défini.

En juin 2003, Elyakim Rubinstein donnait instruction aux ministres de stopper le financement des avant-postes illégaux. En avril 2004, son successeur Menahem Mazouz, quelques semaines après être entré en fonction, découvrait que le ministère du Logement n’avait pas tenu compte de ces instructions, et il imposait un gel complet sur les transferts financiers à destination des autorités locales de Cisjordanie.

Les chefs des conseils locaux de Cisjordanie « agissent en mafieux »

Ce qu’ont découvert les deux procureurs généraux, c’est-à-dire le fait que des fonds ont été transférés par certains ministères pour financer des activités illégales, implique que des chefs de conseils de Cisjordanie étaient coupables d’actes illégaux.

Dror Halevy, président du mouvement pour la clôture de sécurité, a aidé à la création d’une localité pour anciens combattants, juste de l’autre côté de la Ligne verte, dans la région de Benyamin. Il a fourni à la procureure Talia Sasson un grand nombre d’informations sur les méthodes et les circuits de financement des conseils régionaux [de Cisjordanie]. Halevy, lors d’entrevues avec les [nouveaux] ministres [travaillistes] de l’Intérieur et du Logement, Ophir Pines-Paz et Isaac Herzog, leur a dit que ce sont les chefs des conseils de Cisjordanie, qui président aussi les commissions locales chargées de la planification et de la construction, qui appliquent la loi en matière de planification et de construction. Selon lui, un
président d’une commission chargée de planification et de constructions locales qui autorise un transfert de fonds vers des projets de construction illégaux, cela équivaut à un fait de crime organisé. Il affirme que l’utilisation illégale de fonds publics dans les territoires est sans précédent : « tout le monde parle des positions politiques de Pinhas Wallerstein (porte-parole du conseil des colons, ndt), mais on oublie qu’il occupe des fonctions officielles et qu’il représente l’autorité de l’Etat dans le domaine des autorisations et de l’application de la loi ».
Wallerstein préside le Conseil régional de Binyamin, en Samarie du Sud. Dans
la région de Binyamin, des quartiers résidentiels entiers ont été financés par de l’argent public et construits sans plan-maître. Pour Wallerstein, il s’agit d’une pratique acceptable.

La semaine dernière, Dror Halevy disait au superviseur des organismes bancaires Yoav Lehman sa conviction que des banques de crédit avaient transféré des fonds et accepté en garantie des biens d’une valeur de plusieurs centaines de millions de shekels, alors que leur statut juridique n’était pas clair et qu’ils pourraient être associés à des activités criminelles. Yoav Lehman a déclaré à Ha’aretz qu’il s’agit d’une question politique en dehors de sa compétence, mais que, bien qu’il ne soit pas prouvé qu’elle menace la situation financière de la banque, il avait ordonné que la plainte d’Halevy soit examinée.

Pour illustrer la nature incestueuse des rapports entre les colons, le pouvoir politique et les milieux financiers, Halevy a constitué un dossier sur un célèbre avocat spécialisé dans les projets de construction dans les territoires. Cet avocat travaille en tant que conseiller juridique auprès d’une commission de planification et de construction, supervise son département inspection, et représente le conseil régional dans ses rapports avec les entrepreneurs. Il contribue aussi à fixer les taxes et les prix. En même temps, il représente le commandement militaire de la région, ainsi que les colonies sièges de construction illégale. Il représente enfin des sociétés et des entrepreneurs qui participent à des projets dont on peut
soupçonner qu’ils sont illégaux. Cette même personne représente donc en même temps l’organisme qui perçoit l’impôt et le contribuable, publie et obtient des permis, supervise et représente des organismes régulateurs. Au milieu de tout cela, il fournit des services juridiques au Conseil des colons de Cisjordanie et de la bande de Gaza.